C'est devenu tellement évident qu'on ne se pose même plus la question. Alors raison de plus pour se demander pourquoi le rose est ainsi associé au féminin. Ce qu'a fait Zézette en interrogeant le spécialiste de la question, aka Rose K. Bideaux.
En matière de rose, Rose K. Bideaux n’est pas un bleu. Il y a 4 ans, cet artiste-chercheur en art et en études de genre publiait La vie en rose. Petite histoire d’une couleur aux prises avec le genre, soit le résultat de plusieurs années d’enquête. Alors qu’il s’apprête à sortir un nouvel ouvrage Les couleurs de nos luttes. Une histoire chromatique des combats féministes et LGBT+, Zézette l’a rencontré pour percer les secrets du rose.
Depuis quand le rose est-il associé au féminin et pourquoi ?
Rose K. Bideaux : C’est en réalité assez récent. On considère que le tournant s’est effectué avec la deuxième moitié du XXe siècle. Néanmoins, on observe des prémices, notamment avec la réforme protestante, ce mouvement de transformation du christianisme amorcé au XVIe siècle. En opposition aux fastes de l’Église catholique, on va distinguer les couleurs morales, c’est-à-dire les couleurs sombres, des couleurs frivoles. Tout ce qui se rapproche du rouge et des couleurs vives sera dès lors jugé immoral. Ceci n’est pas étranger au mythe de la Grande Prostituée de Babylone, incarnation de l’immoralité dans la Bible et décrite comme portant de l’or et du rouge. Vient ensuite la Révolution française à la fin XVIIIe siècle, époque où les couleurs pastels sont un des marqueurs de l’aristocratie. C’est une période également où les masculinités étaient très différentes d’aujourd’hui. Les aristocrates portaient du maquillage, des rubans, de la dentelle, des perruques, des jupes, des collants. Après qu’on ait coupé la tête du Roi, on a voulu discréditer l’aristocratie en fabriquant une nouvelle masculinité. On est donc passé à des vêtements utilitaires et on a laissé aux femmes tout ce qui étaient rubans, couleurs pastels, collants, perruques, etc. Il fallait rompre avec l’ancienne société. À ce titre, il est intéressant de comparer les portraits des hommes au XVIIIe avec ceux du XIXe. On passe de figures très apprêtées, maquillées, à des figures austères sans maquillage. À partir de là, les couleurs vont commencer à être vues comme quelque chose de superficiel.
Et comment est-on passé à la distinction bleu pour les garçons et rose pour les filles ?
On ne le sait pas exactement. Personnellement, je formule trois hypothèses. La première, c’est que le bleu et le rouge (le rose étant un dérivé du rouge) se sont toujours opposés dans l’histoire de la teinture. Il existait d’ailleurs des rivalités entre teinturiers. Lorsque le bleu royal est devenu à la mode vers le XIIIe siècle, quelques riches teinturiers spécialistes du rouge ont demandé à des verriers de représenter le diable en bleu afin de discréditer la mode du bleu. Cela n’a pas marché… Cette dualité symbolisée par le bleu et le rouge se retrouve encore aujourd’hui : aux États-Unis, la couleur du Parti républicain est le rouge tandis que celle du Parti démocrate est le bleu. De même, l’eau froide est représentée par le bleu et l’eau chaude par le rouge. Ma seconde hypothèse pour expliquer le fait que l’on associe le bleu au masculin et le rose au féminin est d’ordre artistique. Au XIXe siècle, un riche collectionneur, Henry Edwards Huntington, avait acquis deux tableaux, l’un de Thomas Lawrence et l’autre de Thomas Gainsborough, deux artistes britanniques de la fin du XVIIIe siècle. Sur celui de Gainsborough, baptisé L’Enfant bleu, on voit un jeune homme habillé en bleu tandis que sur celui de Lawrence, intitulé Pinkie, le personnage représenté est une femme habillée en rose et blanc. Or ces deux tableaux ont souvent été montrés ensemble suscitant un énorme succès. À tel point qu’on les a même surnommés les Roméo et Juliette du rococo. On y voyait l’archétype des garçons et des filles au XVIIIe siècle. Sauf que seul Pinkie représentait vraiment l’époque, L’Enfant bleu étant quant à lui inspiré du peintre flamand du XVIe siècle Antoine van Dyck. Néanmoins, cette présentation a vraiment marqué les esprits.
Et quelle est votre troisième hypothèse pour expliquer la « roséification » des filles ?
Le rouge est une couleur immanente au corps et que l’on a davantage associée aux femmes du fait notamment des menstruations. A contrario, le bleu est un colorant assez peu présent à l’état naturel, et d’autant moins dans le règne animal. Lorsqu’il l’est, il n’est pas dû à l’effet d’une pigmentation. Il incarne les grands espaces comme le ciel ou la mer. C’est donc la couleur de la découverte. Ainsi, on associe les hommes à l’espace public tandis qu’on cantonne les femmes à la sphère privée. La psychanalyse freudienne va également jouer un rôle en considérant qu’il fallait que les petits garçons puissent se projeter très tôt dans leur futur rôle d’hommes et que les petites filles puissent en faire de même. On va donc commencer à créer des distinctions de formes, de motifs et de couleurs dans l’habillement afin de favoriser ce conditionnement.
Quel rôle va jouer Barbie ?
Elle représente un tournant car dès le départ elle va être associée au rose. A son lancement en 1959, elle est la première poupée à physionomie adulte à destination des enfants. Depuis, plusieurs milliards de Barbie se sont vendues diffusant une certaine image de la féminité. Si on regarde encore aujourd’hui les jouets des garçons, le packaging est souvent bleu tandis que les jouets en eux-mêmes sont de toutes les couleurs, à l’exception notable du rose. Chez les filles, on est dans un gloubi-boulga de rose avec quelques rares nuances de mauve ou de turquoise. Cependant, le problème n’est pas que les jouets des filles soient roses. Le problème, c’est l’absence de choix.
La révolution du rose est donc avant tout marchande…
Absolument. En même temps que les études de genre émanent de la deuxième vague féministe dans les années 1970, le marketing va façonner une nouvelle image de la féminité, le but étant de vendre davantage de produits. Avant, un vélo pouvait passer d’un enfant à l’autre, qu’importe le sexe. À partir du moment où l’on se met à faire des vélos roses, une distinction va s’établir. C’est la même chose pour l’habillement. Avant, les vêtements pour les nouveau-nés constituaient un vestiaire unisexe. Avec l’apparition de l’échographie, qui permet de connaître le sexe de l’enfant à l’avance, on va commencer à faire des habits différenciés dans une logique purement consumériste.
Le rose est la couleur du capitalisme en quelque sorte…
Complètement. Le terme rose apparaît en France au XVIIIe siècle pour distinguer la couleur rose des autres rouges. Car à l’origine il s’agit d’une teinte difficile à obtenir et que l’on réserve à l’aristocratie. Avec la colonisation des Amériques, on va parvenir à en produire à bas coût grâce à un arbre, le bois du Brésil, au pouvoir colorant plus fort. Avant cela, on utilisait un autre bois tinctorial de la même famille venu d’Asie, appelé de façon similaire « bois de brésil », brésil signifiant braise. D’ailleurs, le nom Brésil vient de ce bois.
Ce qui était réservé à l’aristocratie est devenu un phénomène de société…
L’histoire du rose, c’est l’histoire de la globalisation, et notamment de la globalisation culturelle. Il faut s’assurer que l’on va pouvoir toucher de la même manière la consommatrice du Mexique et la consommatrice japonaise.
Étonnamment dans le sport professionnel, là où pourtant on cultive la virilité, certains osent le rose comme André Agassi au début des années 90, les rugbymen du Stade Français ou encore la F1 rose de l'écurie Alpine. Qu'est-ce que ces exemples vous inspirent ?
Le rose étant peu présent chez les hommes, on peut plus facilement construire un phénomène marketing car cela crée la surprise. Le Stade français en est un parfait exemple. Max Guazzini, son président à l’époque, savait pertinemment que cela provoquerait un formidable coup de com. Cela incarnait une nouvelle identité bâtie sur une ambiance cabaret. Aujourd’hui, certains rappeurs osent le rose comme Alkapote sans que leur masculinité ne soit atteinte. Avant eux, Elvis y avait eu recours aussi. Ces personnalités peuvent se le permettre parce qu’elles appartiennent à des élites. Parmi les classes populaires, l’écart par rapport à la norme est plus vite sanctionné.
Cela changerait quoi si les hommes étaient moins monochromes ?
On sait que lorsqu’une personne a la possibilité de s’habiller comme le veut, elle est plus épanouie et plus créative dans son travail. Là où l’uniforme est une manière de faire marcher la société au pas, la couleur constitue une forme de liberté d’expression.
Le rose charrie des valeurs contradictoires, à la fois symbole du bonheur mais aussi de la mièvrerie, du non-conformisme et des stéréotypes…
C’est le cas d’à peu près toutes les couleurs. Sauf qu’en ce qui concerne le rose, on est sur une couleur récente, qui a tout juste trois siècles d’existence. Et en trois siècles, elle est parvenue à nourrir une symbolique assez riche dont la colonne vertébrale est la féminité dans ce qu’elle a de plus stéréotypée, c’est-à-dire quelque chose de faible, de futile, de superficiel... Là où c’est paradoxal, c’est que des policiers italiens ont eu peur de le porter.
Justement, racontez-nous cette histoire de l'affaire des masques roses en Italie ?
C’était pendant le covid. Des commissariats italiens ont reçu des colis de masques roses. Et un syndicat de police de tendance conservatrice a protesté et fait savoir que l’on ne pouvait pas forcer les policiers à les porter car cela ne faisait pas sérieux. Le même problème s’est ensuite posé avec le jaune. Cela vient signifier que les fonctions de pouvoir identifiées comme masculines ne devraient pas être parasitées par des couleurs jugées futiles. Mais c’est donc paradoxalement qu’on leur attribue un certain pouvoir. La preuve, si un homme porte du rose, on va penser qu’il est homosexuel. On peut donc conclure que le pouvoir a peur du rose car il peut se montrer transgressif.
Auriez-vous choisi le rose pour symboliser la lutte contre le cancer du sein avec Octobre rose ?
D’un point de vue marketing, le rose est efficace car il est peu présent dans le monde contemporain. Dès qu’on en use, ça se voit. Néanmoins, cela peut aussi exclure une partie des femmes qui ne se reconnaissent pas dans une féminité trop stéréotypée. D’autre part, les produits qui reversent une partie de leurs ventes à la lutte contre le cancer du sein sont des produits comme les yaourts allégés, les peluches ou les cosmétiques. Donc cela revient à faire peser les besoins nécessaires à la recherche contre le cancer du sein sur les achats des femmes, alors qu’il s’agit avant tout d’un problème de société.
Enfin, dites-nous pourquoi avoir jeté votre dévolu sur le rose ?
Mes couleurs préférées sont le vert et le jaune. Le rose vient en troisième position. J’ai commencé à m’y intéresser lorsque j’ai eu mon premier copain au lycée, à Saint-Quentin (Aisne). Il avait une chemise rose qu’il ne portait jamais de crainte des commentaires. Pour ma part, j’étais dans ma phase gothique. Un jour, je me suis décidé à l’essayer au lycée et en effet je me suis rendu compte que cela faisait parler. Puisque j’étais du genre rebelle, comme on l’est souvent à l’adolescence, j’y ai pris un certain plaisir. J’ai alors commencé à compléter ma garde-robe avec du rose. C’était ma Pride à moi, ma façon d’affirmer que j’étais pédé sans avoir à le dire. C’est devenu à force un mode d’expression et d’identification. Pour les enfants, je suis devenu Monsieur Rose. Si au début c’était purement esthétique, c’est devenu politique puis artistique. Le problème, c’est que ce n’est pas vu comme quelque chose de sérieux. Quand je dis que je suis chercheur, cela provoque souvent la stupéfaction. Du coup, lorsque ce sont des gens que je ne vais pas revoir, je dis que je suis tatoueur ou coiffeur…
Infos pratiques : La vie en rose. Petite histoire d’une couleur aux prises avec le genre, disponible aux Éditions Amsterdam. Le prochain livre de Rose K. Bideaux, Les couleurs de nos luttes. Une histoire chromatique des combats féministes et LGBT+ sortira le 13 novembre prochain aux éditions Le Cavalier Bleu. Rose K. Bideaux est également à suivre sur Instagram
Propos recueillis par Blanche Garofalo
Elle est née à la fin des années 50 et depuis il s’en est écoulée des milliards à travers le monde. L’histoire de Barbie est contée dans le documentaire Barbie, la femme parfaite réalisé par les journalistes Julia Zinke et Nicola Graef diffusé sur Arte en 2023 et à revoir ici.
Tout simplement (attention scoop…) parce qu’en 2025, il n’existe toujours pas de média consacré à la sexualité, et ce bien qu’il s’agisse de l’un des rares sujets au monde qui nous concerne tous. On trouve pourtant des journaux sur à peu près tout. Les camping-caristes ont ainsi leur magazine, Camping-car Magazine, depuis 1978, et les mostrophilistes (c’est comme cela que se font appeler les collectionneurs de montres) peuvent feuilleter Montres magazine depuis près de 30 ans.
Même si le sujet s’est fait une place dans les médias ces dernières années et que des voix de plus en en plus nombreuses se font entendre, la sexualité reste désespérément vierge de toute publication (en dehors des seules revues médicales qui lui sont consacrées...).
Puisque, dixit Oscar Wilde, « tout dans le monde est une question de sexe, sauf le sexe qui est une question de pouvoir », l'enjeu est de parvenir à parler sexualité sans honte comme de n’importe quel autre sujet. Car il s’agit bien d’explorer toutes ses facettes, notamment pour décortiquer les rapports de domination entre hommes et femmes.
C'est la raison d'être de Zézette, 1er média indépendant 100 % dédié à la sexualité avec pour but d’en faire un sujet de conversation que l’on ne se sent plus gêné d’aborder. Le principe : une newsletter envoyée au moins deux dimanches par mois, et plus si affinités…
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